Le télétravail : tentations et réticences

Remis sur le devant de la scène par la crise sanitaire, le télétravail, s’il présente des avantages indéniables, nécessite toutefois une certaine prudence.

Commençons par une définition : le télétravail est un mode d’organisation dans lequel le salarié accomplit son travail hors des locaux de son employeur de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication (Internet notamment) pour des fonctions qui auraient pu être exercées dans ces mêmes locaux. Cette forme d’organisation du travail est encadrée par le contrat de travail ou un avenant à ce dernier. Remarque : la question des plateformes numériques (« l’ubérisation ») est pour l’essentiel distincte du télétravail ainsi défini.

Un essor annoncé de longue date…

L’essor du télétravail a été vu comme inéluctable. Un calcul simple devrait en effet y pousser les chefs d’entreprise :

  • réduire la surface de bureaux, le travail étant en grande partie délocalisé chez les salariés ou les sous-traitants, ou encore ou dans des bureaux situés là où le coût du foncier est plus bas – éventuellement à l’étranger (marketing téléphonique…) ;
  • diminuer certaines autres dépenses globalement (frais de déplacements…) ou les transférer vers les salariés ou les sous-traitants (équipement informatique et « consommables », consommation d’électricité…) ;
  • donner droit à des aspirations bien réelles des salariés : apparente autonomie, meilleure conciliation espérée entre la vie familiale et la vie professionnelle, gain de temps de transport…
  • individualiser les salariés selon le bon principe du « diviser pour mieux régner » et entraver l’implantation ou le développement de syndicats ;
  • éventuellement : afficher une image de modernité.

… mais des difficultés à « décoller »

Le télétravail tardait toutefois à se développer, notamment pour les raisons suivantes :

  • la mise en place implique une modification, voire un bouleversement, de l’organisation qui peut être complexe et en outre impliquer des frais ;
  • le contrôle sur le travail réel – auquel les employeurs semblent plus tenir en France qu’ailleurs – peut être rendu plus difficile. Cette surveillance risque d’exiger la mise en place de contrôles informatiques qui peuvent être dissuasifs à la fois pour le contrôleur et pour le contrôlé, voire interdits par les règles de protection des données personnelles ;
  • les aspects collectifs du travail, y compris informels (cantine, machine à café…), sont gravement limités, alors qu’ils sont indispensables au fonctionnement de l’entreprise : l’efficacité, la productivité d’ensemble, que le chef d’entreprise cherche à maximiser, ne peut en effet absolument pas se résumer à la somme des productivités individuelles ;
  • la réflexion et l’expérience indiquent aux salariés que l’autonomie apparente peut être un cadeau empoisonné : crainte d’être marginalisé si on n’est pas à proximité des décisions, effacement des frontières du travail et risque de ne pouvoir maîtriser son temps, mauvaise ergonomie du poste de travail ou coût élevé pour l’aménager, conflits au sein du ménage…

De nombreux acteurs concernés

Les salariés et employeurs ne sont pas les seuls concernés par le télétravail. En ce qui concerne les autres acteurs :

  • les pouvoirs publics peuvent y voir des avantages, en termes d’aménagement du territoire ou de diminution des pollutions liées à la circulation automobile notamment. Le télétravail permet également la réduction des effectifs de fonctionnaires, notamment en zones rurales – pour les gouvernants qui ont ces objectifs. Mais les difficultés d’organisation, les réticences des citoyens et les coûts qu’impliquerait, par exemple, un maillage fin du territoire en haut débit, peuvent les faire reculer.
    Un problème de « souveraineté numérique » se pose aussi, notamment vis-à-vis des Gafam et autres prestataires, dont l’essor du télétravail semble dépendre pour beaucoup ;
  • les syndicats sont évidemment très réticents devant l’éparpillement et les risques d’affaiblissement des collectifs de travail, mais ils doivent tenir compte des aspirations des salariés. Ils revendiquent par ailleurs un « droit à la déconnexion » difficile à faire respecter.

En dépit de ces contradictions et de ces réticences, les interlocuteurs sociaux ont signé en 2005 un accord national interprofessionnel (ANI). Cet accord a été signé par l’ensemble des syndicats représentatifs nationalement, ce qui est rare. Un décret de 2016 a fixé les règles pour la fonction publique et ne semble pas avoir été fortement contesté. À l’ordonnance de 2017 pour le secteur privé, et à celle du 15 avril 2020 pour deux branches de la fonction publique, il est reproché de rompre ces équilibres au détriment des salariés. Le patronat se fait tirer l’oreille pour actualiser l’ANI, ce qui serait bien nécessaire, et cherche à se défausser sur des accords de branche ou même d’entreprise.

Développement lent, accéléré par le confinement

Le télétravail ne s’est développé que lentement : 7 % des salariés seraient reconnus comme « télétravailleurs » en 2019 (généralement à temps partiel). Mais près de 20 % des cadres. Au-delà, selon une étude Médéric citée par l’Ugict, 19 % de salariés et 42 % de cadres télétravaillaient de façon informelle en 2018 (pas forcément à leur domicile).

Mais la période de confinement que nous venons de vivre a suscité une très forte croissance du télétravail. Par obligation, souvent, avec excès parfois : les cas – fautifs – de salariés en chômage partiel « invités » à télétravailler ne semblent pas rares. Dans de nombreux cas, on a recouru au télétravail « dans des conditions dégradées ».

Selon la Dares, le télétravail aurait atteint 20 % du salariat, principalement chez les cadres comme auparavant mais aussi chez les employés – notamment des femmes.

Les difficultés et les inconvénients de ce « télétravail forcé » ne sont pas minces. Le bilan pour les employeurs – en termes d’économies d’une part, et de productivité d’autre part – est ambigu et probablement très différent selon les cas. Il est sans doute trop tôt pour prétendre l’évaluer.

La situation des salariés est elle aussi incertaine, et certainement très inégalitaire. La rapidité de mise en place n’a pas permis la préparation et les formations qui auraient été nécessaires. Les risques psychosociaux, les inconvénients en termes d’organisation de la vie familiale, l’ineffectivité du droit à la déconnexion ont été souvent signalés, notamment par des femmes en famille dans de petits logements. La difficulté à concilier le travail « normal » et le télétravail a été mentionnée notamment par des enseignants.

Des différences entre secteurs

Bien entendu, ces considérations générales doivent être déclinées par domaine d’activité. Pour les principaux concernés on peut citer :

  • le téléenseignement qui n’avait pas, ces dernières années, connu l’explosion espérée par les promoteurs des « MOOC » (Massive open online courses en anglais. Deux traductions sont proposées : « cours de masse en ligne et ouverts » est plus correct mais « cours en ligne ouvert et massif » semble plus répandu…) notamment. Il accentue certainement, on l’a vu ce printemps, les inégalités entre les élèves bien équipés et aidés par leur entourage et d’autres, encore plus menacés de décrochage ;
  • les téléconférences, qui semblent diminuer les « réunionnites » et limiter des déplacements fatigants, peu utiles et peu écologiques. Mais cette période a aussi mis en évidence le besoin de se rencontrer « en vrai ». Question d’équilibre et de discernement, là aussi ;
  • la télémédecine, qu’il est tentant mais qu’il serait sans doute erroné de voir comme solution miracle au problème des déserts médicaux ;
  • des secteurs entravés voire menacés pour diverses raisons comme l’immobilier de bureau, l’automobile et l’aéronautique et évidemment certaines branches du commerce concurrencées par le commerce électronique.

L’expansion annoncée du télétravail aura très probablement été hâtée par la période de confinement. Mais l’enthousiasme n’est pas de mise, ni pour les employeurs ni surtout pour les salariés. La complexité et les contradictions de son développement requièrent, plus encore qu’ailleurs, que le point de vue des salariés soit pleinement pris en compte. À cet égard, la suppression des CHSCT sera nécessairement dommageable.

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