La dette publique est-elle cette bombe à retardement sur laquelle nous alertent régulièrement les médias ou n’est-elle qu’un opportun prétexte utilisé par les gouvernements successifs pour justifier leurs politiques d’austérité et les coups qu’ils portent aux services publics et à la protection sociale ?
Des chiffres à la réalité
La dette publique de la France atteint aujourd’hui 2 322 milliards d’euros, ce qui représente 99 % du PIB. Elle- est imputable pour l’essentiel à l’État (80 %), les collectivités locales n’intervenant que pour moins de 9 %, comme la sécurité sociale.
Elle n’a cessé de progresser au cours des quarante dernières années (20 % du PIB en 1980) avec notamment trois périodes de forte accélération : 1993-1997 (gouvernements Balladur, avec Sarkozy secrétaire d’État au budget, puis Juppé), 2002-2005 (gouvernement Raffarin avec Sarkozy ministre des Finances) et 2008-2017 (présidences Sarkozy et Hollande). Faut-il pour autant s’alarmer et céder aux sirènes qui réclament sa réduction à marche forcée? Pas si sûr.
Ce niveau est certes plus élevé que la moyenne européenne (81 %) mais il n’a rien d’exceptionnel comparé aux pays voisins (98 % en Espagne, 106 % en Belgique, 133 % en Italie) et il est inférieur à celui des États-Unis (105 %) ou du Japon (253 %).
Aucune étude ne démontre, en outre, qu’il existe un lien entre le niveau de la dette publique et la situation économique d’un pays : l’Argentine est en pleine crise avec une dette publique à 55 % du PIB alors que le Japon vit très bien avec la sienne.
De plus, ces chiffres n’évoquent que la dette brute. Or, en toute logique, il faudrait déduire les actifs financiers détenus par l’État, ce qui ramène la dette financière nette aux alentours de 80 % du PIB, mais aussi l’ensemble des actifs publics (écoles, hôpitaux, routes…) qu’elle a permis de financer et qui en sont la contrepartie. Ainsi, sans même tenir compte du patrimoine historique et artistique ni des investissements immatériels (éducation, santé…), les actifs des administrations publiques représentent 3 200 milliards d’euros, soit près d’une fois et demi le montant de leur dette. C’est donc moins une dette qu’une richesse nette équivalant à 40 % du PIB que possède la collectivité et que nous transmettrons à nos enfants.
Pourquoi l’État s’endette-t-il ?
Lorsqu’ils s’alarment du niveau d’endettement, la plupart des commentateurs visent la dette publique alors que la dette privée (entreprises et ménages) est beaucoup plus importante. La dette des entreprises françaises, en forte progression, représente 175 % du PIB. L’explosion de l’endettement privé n’est pas propre à la France. Il atteint 234 % du PIB au niveau mondial et pourrait être à l’origine d’une prochaine crise financière, d’autant qu’il alimente plus la spéculation que l’économie réelle.
Il faut d’ailleurs se souvenir que, lors de la dernière crise, c’est la transformation d’une dette privée, celle des banques, en dette publique qui a fait bondir celle-ci. L’une serait-elle plus légitime que l’autre ?
En fait, l’endettement est un processus économique normal, sous réserve qu’il soit maîtrisé, qui permet d’anticiper des ressources futures. Y recourir est justifié lorsqu’il s’agit de financer des investissements qui créeront de nouvelles richesses, lesquelles permettront de rembourser la dette. C’est ce que font les entreprises qui recourent au crédit pour acquérir de nouvelles machines qui leur permettront d’accroître leur production. C’est aussi ce que font les collectivités publiques quand elles construisent des écoles, des hôpitaux, des routes ou des voies ferrées qui contribueront à accroître les capacités productives du pays et à améliorer les conditions de vie de ses habitants. Le solde budgétaire hors investissements publics ayant été globalement excédentaire sur la période 1978-2017, on peut en déduire que la dette publique a bien été utilisée pour financer l’investissement.
Au niveau des équilibres économiques globaux, l’épargne des ménages finance les investissements des entreprises et des administrations publiques. Vouloir interdire les déficits publics est donc une aberration, sauf à vouloir laisser le champ libre aux marchés et aux intérêts privés.
Pourquoi la dette publique a-t-elle augmenté ?
Cette augmentation ne provient pas, comme on voudrait nous le faire croire, d’une explosion des dépenses publiques. Après avoir fortement progressé au cours des années 60 et 70, celles-ci ont au contraire baissé à partir du milieu des années 90 (52,6 % du PIB en 2007 contre 55,2 % en 1995), ne repartant à la hausse qu’à l’occasion de la crise (57,2 % en 2009). Depuis, elles se sont relativement stabilisées (56,5 % en 2017).
Trois facteurs expliquent en fait le niveau de la dette publique. La crise tout d’abord qui, en freinant l’activité économique, a réduit les recettes fiscales en même temps qu’elle gonflait les dépenses publiques, d’autant que les gouvernements ont dû pallier la défaillance des banques en soutenant directement l’économie. En deuxième lieu, les cadeaux fiscaux aux entreprises et aux ménages aisés qui ont, depuis plusieurs décennies, fait chuter les recettes fiscales tout en offrant aux détenteurs du capital des liquidités qu’ils ont pu prêter contre rémunération aux États. Le troisième facteur est le niveau excessif des taux d’intérêt auxquels l’État a dû emprunter sur les marchés compte tenu de l’interdiction faite aux banques centrales de prêter aux États. La hausse des taux d’intérêt (surtout dans les années 1990), conséquence des choix de politique monétaire (le franc puis l’euro forts) et de la spéculation, a engendré mécaniquement une progression cumulative de la dette (effet boule de neige).
Selon le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, 60 % du montant actuel de la dette provient des cadeaux fiscaux (auxquels il faut ajouter les pertes de recettes dues à l’évasion fiscale) et des taux d’intérêt, et peut donc être considérée comme illégitime, c’est-à-dire contractée sans respecter ou au détriment de l’intérêt général.
Il ne faut pas oublier enfin que la financiarisation de l’économie, en modifiant la répartition des revenus au détriment du travail et en privilégiant les dividendes à l’investissement, pèse sur le rythme de la croissance et contribue donc à faire monter le ratio dette sur PIB.
Qui détient la dette publique ?
L’information sur ce point reste un secret bien gardé même si quelques données globales sont désormais diffusées. La détention directe par les épargnants est devenue marginale et l’intermédiation du système financier (banques, assurances, gestionnaires d’actifs) s’est imposée. Ce sont les compagnies d’assurance qui en possèdent la plus large part (19 %) en raison du succès de l’assurance-vie, devant les banques (6 %), sachant toutefois que les non-résidents (dont une majorité d’Européens) en détiennent 54 %. Mais parmi ceux-ci figurent probablement de riches Français qui ont placé les économies générées par les baisses d’impôt dont ils ont bénéficié dans des paradis fiscaux. À preuve, les trois pays qui détiennent le plus de dette française sont le Luxembourg, les îles Caïmans et le Royaume-Uni. Il est à noter que la Banque de France détient 20 % de la dette publique via des titres qu’elle a achetés sur le marché dans le cadre de la politique monétaire mise en œuvre par la Banque centrale européenne depuis la crise.
Transfert entre générations ou entre classes sociales ?
On présente souvent la dette publique comme une charge que nous transférerions à nos enfants, laissant entendre que l’essentiel des richesses qu’ils créeront sera absorbé par le remboursement des dettes que nous leur aurions laissées. Il y a dans cette présentation une grande part de malhonnêteté.
Contrairement à une entreprise ou à un ménage, l’État a la possibilité de renouveler indéfiniment sa dette (on dit qu’il « roule la dette »). Ce qui sera effectivement chaque année à la charge des contribuables, ce sont les intérêts, soit un quarantaine de milliards d’euros. C’est un poste budgétaire important mais cela représente moins de 2 % du PIB. La France emprunte actuellement à 0,5 % en moyenne, soit en dessous du taux d’inflation, ce qui signifie qu’elle s’enrichit même en s’endettant. Et cette situation devrait perdurer encore un certain temps compte tenu de la politique de la BCE et de la masse d’épargne, au niveau mondial, à la recherche de placements sûrs. Pour être cohérent, il faudrait également mettre en regard de cette charge, le patrimoine collectif que la dette a permis de constituer et dont bénéficieront les générations futures.
On est donc loin du fléau dont on nous menace en comparant le montant de la dette au PIB. Ce ratio n’a aucun sens car il met en rapport un stock, la dette, avec un flux (la richesse créée au cours d’une année). Si l’on raisonnait ainsi pour les ménages, en rapportant le montant de leurs prêts immobiliers à leurs revenus annuels, bien peu de salariés pourraient accéder à la propriété.
Le véritable risque est ailleurs. S’il y transfert intergénérationnel de la dette, il y a aussi transfert de la créance. En d’autres termes, ceux qui ont prêté aujourd’hui à l’État les économies qu’ils ont faites, grâce aux cadeaux fiscaux dont ils ont bénéficié, transmettront cette créance à leurs enfants. Ceux-ci pourront ainsi percevoir la rente qui y est attachée et que paieront les contribuables. Or, compte tenu du caractère particulièrement injuste du système fiscal, ce sont de fait les enfants des ménages modestes qui, demain, continueront à entretenir ces riches héritiers, accentuant encore un peu plus les inégalités. Plus qu’un transfert entre générations, c’est bien un transfert des ménages modestes vers les plus fortunés qu’organise la dette publique.
Peut-on alléger l’impact de la dette sans recourir à l’austérité ?
Comme nous l’avons vu, la dette publique n’est pas le mal absolu que d’aucuns décrivent. Elle est même très utile, voire indispensable, si elle permet de financer des investissements répondant à des besoins d’intérêt général et non pas les cadeaux fiscaux faits à une minorité. Elle a certes un coût, mais celui-ci renvoie à la façon dont elle est financée.
Sur le plan économique, le recours à l’endettement est un moyen de mobiliser, contre rémunération, l’épargne des particuliers, et notamment celle des ménages qui ont des revenus suffisamment élevés pour épargner. Un moyen simple d’alléger le coût de la dette serait de supprimer la rémunération des sommes ainsi collectées, c’est-à-dire de remplacer l’emprunt par l’impôt. C’est pourquoi la CGT propose une réforme fiscale ambitieuse qui privilégie les impôts directs (sur le revenu, le patrimoine, les bénéfices des sociétés) aux impôts indirects (TVA…) et en renforce la progressivité. Cela devrait bien sûr aller de pair avec une lutte réelle contre l’évasion fiscale.
Mais il est également indispensable de sortir la dette des griffes des marchés qui l’utilisent non seulement pour en tirer de juteux profits mais aussi pour dicter aux États les politiques qu’ils doivent mener. Il faut pour cela monétiser au moins une partie de la dette publique, c’est-à-dire la financer par la création monétaire, en permettant aux banques centrales de prêter directement aux États plutôt que de racheter, comme actuellement, des titres publics sur le marché, pour le plus grand profit des banques qui ont acquis ces titres grâce aux prêts à taux zéro de la BCE. La CGT propose d’ailleurs que la BCE puisse refinancer à taux nul certains investissements d’intérêt général comme ceux qu’implique la transition énergétique par exemple. Les banques doivent également être obligées de détenir un quota de titres de la dette publique, contrepartie légitime de leur pouvoir de création monétaire. Cela suppose bien sûr qu’un réel contrôle social s’exerce sur la BCE et sur les banques qui permette de vérifier l’utilité des financements ainsi accordés pour la collectivité. Le pôle financier public que On devrait enfin annuler toute ou partie de la dette considérée comme illégitime.
En conclusion :
La dramatisation de la dette publique n’est pas innocente. Elle s’inscrit dans une campagne idéologique qui vise à justifier les politiques d’austérité et les attaques portées contre les systèmes de protection et les services publics. Et ce combat est mené sous la pression de ceux-là même, les acteurs financiers, qui sont à l’origine de la crise et de l’explosion des dettes publiques qu’ils utilisent désormais comme une arme contre les peuples. La dette publique est donc moins une bombe à retardement que l’instrument d’un réel affrontement de classes.