L’exploitation des travailleurs marocains est fréquente. Très isolés, peu d’entre eux se tournent vers la justice. Dans le Vaucluse, d’autres se préparent cependant ces jours-ci à poursuivre également aux prud’hommes leur ancien employeur, Laboral Terra, société d’intérim espagnole, ainsi qu’une dizaine d’entreprises agricoles françaises.
Amina, 38 ans, Mehdi, 40 ans, Nadia, 36 ans, Bahia, 48 ans, Malek, 37 ans, iront le 4 octobre prochain défendre leurs droits devant le tribunal d’Arles. Bernard Petit, leur avocat, estime que pour certains d’entre eux le montant du préjudice atteint les 50 000 euros.
Eux ne sont pas saisonniers, mais « détachés », embauchés par des sociétés d’intérim qui les mettent ensuite à la disposition d’exploitants ou d’entreprises d’emballage agricoles dans les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse ou le Gard. Ils pensaient trouver un emploi en France. Ils se retrouvent exploités, voire physiquement violentés.
Leur journée de travail est en moyenne de onze heures, six à sept jours sur sept. Alors que leur contrat prévoit qu’ils soient rémunérés au Smic (9,88 euros brut de l’heure), sans congés payés ni paiement d’heures supplémentaires, ils ne perçoivent que 7 voire 5 euros de l’heure.
Comme le précise Bernard Petit, leur avocat : « Aucune couverture sociale n’était prévue. L’examen des bulletins de paie fait apparaître des retenues sur salaire totalement abusives et injustifiées, pouvant atteindre parfois 25 % des salaires. »
Il s’agit là encore de mettre à disposition des « salariés dans le cadre de contrats de mission frauduleux puisque ne respectant aucune disposition du code du travail avec un caractère lucratif pour les entreprises utilisatrices, et cela dans des conditions de travail et de rémunération parfaitement indignes. C’est du prêt illicite de main-d’œuvre », commente l’avocat.
Nadia, l’une des plaignantes, a bien voulu raconter à Mediapart ce qu’elle a vécu. Elle vivait en Espagne depuis plus de dix ans lorsque la crise a fait basculer sa vie. « J’ai perdu mon emploi. Une boîte d’intérim m’a dit qu’en venant en France, je serais logée et que je pourrais travailler. En arrivant, je n’ai eu aucun logement et ma vie a tourné au cauchemar. »
Cette ouvrière marocaine travaille dans des entreprises de transformation et de commercialisation de produits agricoles comme manutentionnaire. « Je pouvais faire 190 à 200 heures par mois, raconte-t-elle. Je n’avais qu’un jour de repos par semaine parfois ou aucun selon les périodes. À 7 euros de l’heure, je touchais environ 1 300 euros à la fin du mois. Le principal pour moi était de travailler. »
« On coupait les salades et on les emballait. Je suis tombée malade et je me suis rendu compte que je n’avais aucune protection sociale. Là, j’ai commencé à contester et je me suis fait frapper par une proche du responsable de la boîte d’intérim. » À plusieurs reprises, Nadia demande, auprès de ses responsables, des explications quant aux retenues faites sur son salaire.
« Parfois, je n’avais que la moitié du salaire sans aucune raison. J’ai demandé des comptes et je suis devenue leur bête noire. » Jusqu’au jour où ces malversations financières ont pris une tournure sexuelle.
« Certains chefs de la boîte d’intérim, ou parfois des chefs français des boîtes d’emballage dans lesquelles je travaillais, me faisaient du chantage. C’était un peu : “si tu acceptes que je te touche, tu auras plus de travail”. » Elle décide alors d’aller voir la CGT et de dénoncer la situation. « Je pensais que l’esclavage avait été aboli avec Abraham Lincoln. Il existe encore en plein cœur de l’Europe, c’est ce que j’ai appris en venant en France. »
Franck Ariès, qui suit le dossier pour la CGT, explique que la société d’intérim Laboral Terra « aurait promis à des travailleuses marocaines un logement à leur arrivée en France, ce qu’elles n’ont jamais eu. Cette situation en a contraint certaines à se prostituer, notamment à Avignon. »
Depuis juin 2017, les témoignages de travailleurs marocains affluent. « Ils ont des permis de séjour ou de travail en Espagne, sont détachés en France. Là, ils ne remplissent plus des missions de travail temporaire mais quasi permanent. Ce qui est complètement illégal. Parmi les cinq travailleurs que nous défendons, certains sont en France depuis plus de quatre ans. »
Le secrétaire CGT d’Avignon a « alerté le comité opérationnel départemental antifraude, mais la réponse systématique c’est “c’est compliqué”. Si ces sociétés d’intérim prospèrent, c’est qu’il y aune volonté politique à leur développement et que les entreprises françaises ont tout intérêt à ce qu’elles perdurent. Ces sociétés d’intérim facturent la main-d’œuvre à 13 euros au lieu de 19 ou
20 euros. »
Il est rare que des ouvriers étrangers fassent valoir leurs droits. Franck Ariès a d’ailleurs été « saisi par une travailleuse marocaine qui maîtrise bien le français et connaît bien la législation en vigueur. Elle vit en France avec sa cousine et est donc moins isolée que les autres ouvriers. »
Depuis, la CGT a lancé une campagne de sensibilisation dans la région en essayant « d’approcher et d’informer les ouvriers étrangers sur leurs droits et cela dans différentes langues. Mais la tâche est rude, d’autant que les boîtes d’intérim font tout pour les tenir à l’écart des autres salariés. Nous devons combattre ce dumping social et faire en sorte qu’ils aient les mêmes droits
que les salariés français, comme la loi le prévoit. »
Contactée par Mediapart, Nadia el-Bouroumi, avocate de la boîte d’intérim, Laboral Terra, conteste les faits reprochés à son client. « Premièrement, la juridiction française n’est pas compétente. Ce sont les autorités espagnoles qui doivent être saisies. Mon client se met toujours aux normes dès qu’il reçoit un courrier de l’inspection du travail. Certes, certaines sociétés espagnoles ne sont pas prêtes à respecter la législation française, bien moins souple qu’en Espagne, mais ce n’est pas le cas de mon client. »
Concernant les cas de prostitution et de chantage sexuel, l’avocate de Laboral Terra s’étonne : « Ce n’est pas possible. Laboral Terra met à disposition des logements et si ce n’est pas le cas, libre à la personne de retourner en Espagne. Pourquoi quitter l’Espagne pour venir se prostituer en France ? Rien ne les oblige à rester et encore moins à se prostituer. Je n’ai jamais eu vent de situations comme celles-ci. D’ailleurs, il n’y a pas de plainte déposée à ce sujet ni de plainte pour chantage sexuel ou “droit de cuissage”. C’est de l’ordre du déclaratif. »
L’exploitation des travailleurs étrangers dans l’agriculture n’est pas nouvelle. Terra Fecoundis, une autre société d’intérim, qui fait travailler près de 5 000 ouvriers sud-américains sous contrat espagnol sur des exploitations agricoles françaises, a été suspectée en 2014 de ne payer ni les congés payés ni les heures supplémentaires. À la suite d’un contrôle de l’inspection du travail, le parquet de Marseille a ouvert, en 2015, une enquête préliminaire pour « travail dissimulé en bande organisée ». Contacté par Mediapart, le parquet de Marseille n’a apporté aucune précision quant à l’état d’avancement de l’enquête.
Selon Romain Balandier, responsable de la commission des travailleurs saisonniers et des migrants pour la Confédération paysanne : « Il est difficile d’estimer le nombre de travailleurs détachés puisque souvent ils ne sont pas déclarés. Parfois, c’est surtout leur flexibilité qui convainc les agriculteurs d’y avoir recours. Nous-mêmes, au sein de la Confédération, nous avons des agriculteurs qui y ont recours. Parce que c’est une main-d’œuvre flexible selon eux, vite remplaçable et qu’en cas d’accident, il n’y a pas de déclaration. »
La Confédération paysanne diffuse à ce sujet un guide juridique pour les ouvriers étrangers. « L’idée n’est pas de faire barrage à ces travailleurs étrangers, mais de faire en sorte qu’ils travaillent dans des conditions dignes. C’est loin d’être gagné aujourd’hui, vu les enjeux économiques qu’il y a autour. Ils servent une politique d’industrialisation de l’agriculture qui court derrière les profits en
précarisant l’ensemble des travailleurs de la terre. »
Certains agriculteurs, membres de la FNSEA, sont passés par Laboral Terra, la société d’intérim espagnole mise en cause par les travailleurs marocains. Contactée par Mediapart, la FNSEA n’a pas donné suite à nos appels. Plus prompte à communiquer, à ce jour, sur le projet de loi de finances et la suppression de l’exonération de cotisations sociales dont bénéficient les agriculteurs qui emploient des travailleurs saisonniers.
Les prénoms des ouvriers marocains, dont l’audience aux prud’hommes d’Arles est prévue le 4 octobre, ont été changés afin de préserver leur anonymat.